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Jean Giono en Amitié, Pierre Magnan

« Pour saluer Giono »… Épisode 1 (1937-1939)

Pierre Magnan (photo internet)

« Moi : C’est difficile d’écrire.
Lui : C’est incommensurablement plus difficile que tu ne l’imagines… »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Pour Michèle et les deux André(s)… Ils se reconnaîtront …

J’ai beaucoup hésité avant d’écrire cet article, confrontée à toutes sortes de dilemmes obscurs. Tout d’abord en quête d’une photo montrant les deux écrivains ensemble, d’un écrit, quelques mots de la main de Giono pour en quelque sorte  justifier et prouver que cette « amitié » avait un sens… 

Hélas mes recherches ont été vaines et aucun de mes amis gioniens n’a pu répondre à mes requêtes malgré leurs recherches. Alors même si je me trompe sur cette « amitié » – j’ai lu que Jean Giono « n’avait besoin de personne » comme le disait, paraît-il son épouse – je me lance et resterai sur ce que m’a dit  André Lombard (1) : « C’est dans l’absolu qu’il n’avait besoin de personne, pas en réalité. »

Cette analyse me convient parfaitement, si le terme « amitié » est dans le cas présent quelque peu galvaudé et si comme le dit à juste titre André Poggio (2) : « Lorsque en 1937 Giono a 40 ans et Magnan 15 ans tout juste, c’est un élément qui fait penser qu’il est difficile de parler d’amitié – la contrepartie de Giono à l’admiration que lui porte Magnan, c’est une attitude de conseilleur envers un adolescent – mais un jour Pierre Magnan a reçu un choc qui dépasse toute sa volonté de néant : ce choc s’appelle Giono ! » 
Je demeure de mon côté convaincue que, dans une période difficile pour Jean Giono, cette « amitié » a eu le mérite d’exister et je rejoins l’avis d’André Lombard : « Comment désigner ce qui a eu lieu entre le jeune Magnan et Giono ? Amitié convient à mes yeux quelle que soit la différence d’âge, ce n’est pas grave si les avis divergent, au contraire cela peut être fructueux ! »

Un témoignage si attachant…

« Je ne connais guère d’exemples où un écrivain joua un aussi grand rôle dans la vie et dans l’oeuvre de l’autre » 
Gérard Allibert

Pierre Magnan est né à Manosque le 19 septembre 1922.
Il rencontre Jean Giono en 1937, il travaille comme apprenti typographe dans une imprimerie manosquine, il a 15 ans et est alors le plus jeune Contadourien de la bande, c’est en compagnie de son ami Jef Scaniglia qu’il essaie d’obtenir de « Jean Le Bleu » le texte que celui-ci leur a promis en préface du petit journal pacifiste et littéraire « Au devant de la vie » que les deux amis en compagnie de Maurice Chevaly (4) (le troisième larron), s’efforcent de publier à Manosque. 
Source internet

« Au moins d’août 1937, mon ami Jef Scaniglia qui a dix-sept ans, deux de plus que moi, décide de fonder un journal et de l’appeler « Au devant de la vie. » (…) C’est alors que Jef me dit : 
– Il faudrait qu’on aille demander un article à Giono ?
– Tu le connais Giono ?
– Non.
C’est faux, Giono nous le voyons tous les jours déambuler par Manosque, allant à la poste ou s’installant au café-glacier. » 
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Visite au Paraïs

Première rencontre et première visite au Paraïs pour essayer d’obtenir un article : 

« C’était alors une belle porte probablement choisie avec amour (…) Quand elle s’ouvre, il y a une jeune femme brune au beau sourire derrière, c’est Madame Giono. (…)
– Vous voulez voir Jean ? Montez ! Et dans la cage d’escalier, elle appela :
– Jean, tu as du monde ! 
Le monde c’est nous ! (…)
On nous crie d’entrer. Giono est devant nous, il est assis. Il porte une robe de chambre écossaise à dominante verte. C’est la première fois de ma vie que je vois une robe de chambre. (…)
– Alors, vous allez faire un journal ? C’est très épatant ça ! dit Giono. Un journal de jeunes à Manosque ! Ça m’intéresse prodigieusement ! 
Je ne mens pas. Pourquoi mentirais-je à mon âge ? (…) Ces deux termes, très épatant et prodigieux, seront les deux adjectifs préférés de Giono tout le temps qu’il aura la passion de sauver et que sa joie demeurera. »
« – Oui, dit Jef, et ce sera un journal pacifiste. C’est pour ça que nous avons pensé que si vous vouliez bien nous donner un article…
– Mais naturellement, tout ce que vous voudrez ! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

– « Allez ! dit-il. Je vous invite au Contadour. Vous resterez le temps que vous voudrez. » (…)
– « Habillez-vous chaudement et soyez à la Saunerie samedi vers onze heures, nous partons par la patache de Banon! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

L’arrivée au Contadour

« Je descends. Je prends le Ventoux en pleine figure. Il est là-bas, à soixante kilomètres d’ici, mais il est seul, on ne voit que lui. (…) Un chemin qui n’est qu’une draille monte là-haut encore pendant cent mètres jusqu’à une tour de pierraille circulaire qu’on me dira être un ancien moulin. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
« Une tour de pierraille circulaire
qu’on me dira être un ancien moulin. »

« Je dépasse la maison et alors je vois l’arbre. L’arbre, le seul (…) C’est un hêtre local qu’ils appellent « fayard ». (…) Pour en trouver de semblables, très rares, il faut monter haut dans les Fraches, où il y en a trois pour rappeler la forêt de jadis. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
Le Fayard sur le plateau des Fraches (celui du film le Hussard sur le toit)

« Jean, dit Lucien, va vous lire un chapitre de « Batailles dans la montagne » qui vient de paraître.
(…) Pour la première fois, j’entends un livre que j’ai envie de lire. Je m’apprivoise à la respiration créatrice de Giono.
(…) Est-ce que je suis comblé ? Non. Une sourde inquiétude me point à travers mon ébahissement.
C’est que je viens de prendre conscience que le monde qui ici encercle Giono est un monde d’intellectuels… »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

« (…) C’est aussi une sourde inquiétude, parce que, au Contadour, quand Giono, Lucien ou Fluchère (5) ne nous font pas la lecture, la grosse question est de savoir ce que l’on fera en cas de guerre.
(…) J’ai dès l’abord l’impression que Giono n’est pas maître du jeu, que ceux qui le cernent de leur sollicitude, plutôt qu’ils ne l’entourent, essaient de canaliser son horreur de la guerre vers une idéologie qui préalablement les habite. »

« Quand je descends du Contadour au début septembre 1937, pour moi les dimensions du monde connu ont décuplé.
(…) Je retrouve le cinéma où je verrai tant de navets ainsi d’ailleurs que Giono qui les avale aussi.
(…) C’est pour la première fois à la fin d’une matinée que je prends sur moi de l’accompagner jusque chez lui. Je me souviens, c’est l’automne et c’est la nuit. Sauf « Batailles dans la montagne » dont il a fait la lecture au Contadour et sauf « Accompagnés de la flûte » dit par Lucien Jacques (6), je n’ai toujours rien lu de lui. Je lui demande timidement :
– Vous ne pourriez pas me prêter quelques livres ?
– Mais naturellement, mon vieux Pierre ! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono


« Je marche à côté de Giono. Le roi n’est pas mon cousin »

(Source Patrimoine manosquin)

« Ce parcours depuis le boulevard de la plaine jusqu’à la maison de Giono que je fais ce soir d’automne pour la première fois en sa compagnie, c’est peut-être le chemin de ma vie qui sera le plus chargé de signification. Tout mon destin s’y inscrit en filigrane, y prend forme, ma personnalité, jusque-là inexistante, commence à vivoter doucement. Je marche à côté de Giono. Le roi n’est pas mon cousin. »

« Pendant cette année-là et les suivantes, Giono me prêta chaque semaine cinq ou six livres. (…)
– Tiens ! Voilà le dernier du père Gide ! Régale-t’en ! Et surtout coupe bien les pages avec un coupe-papier ! Attends ! je vais t’en donner un parce que tu n’en as probablement pas ! Toute sa vie, Giono aura la religion du volume soigneusement conservé. »

« Parfois, au lieu de me lire « le poids du ciel », il allait chercher son Gramophone sous la table de nuit de la chambre obscure, à côté du bureau où il l’entreposait.
– Attends ! me disait-il. On va se faire un peu de musique. (…)
Il m’installait dans le fauteuil. Il remontait avec précaution le ressort du vieux Gramophone fatigué qui avait tant servi. Il bourrait sa pipe.
– Tu vas voir ! On va être comme des papes tous les deux ! » (…)

« Je descendais vers sept heures et demie de chez Giono d’où m’avait chassé le :
– Jean ! A la soupe ! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Le drame de la déclaration de guerre 

« L’accentuation pacifiste du mouvement contadourien se précisait de plus en plus. Giono à chaque instant prenait des positions de plus en plus aventurées.
Mais le leitmotiv de tous les contadouriens c’est qu’il n’y aura pas la guerre. (…)
Je sais, comme mon père sait, comme les quatre mille habitants de Manosque savent, que la guerre est là, qu’elle arrive, qu’elle est inévitable. (…)
Je le sens fragile, vulnérable, mal embarqué. Je tremble pour lui. »
Pierre Magnan Pour saluer Giono

En ces journées du 1er au 6 septembre 1939, Jean Giono ayant proclamé depuis plusieurs années son intention de ne pas obéir à l’ordre de mobilisation, finit pourtant par s’y résigner et rejoint son affectation à Digne où il occupe, sous l’uniforme, le poste de secrétaire au bureau de recrutement . (Source – entretiens Jean Amrouche- Jean Giono).

« On a interprété des positions qu’on ne connaissait même pas ! On a interprété une légende sur ces positions. On a donné à mes gestes des mesures qu’ils n’avaient pas du tout ! (…) Je me suis conduit de façon à être en accord avec moi-même. (…) Les gens qui se trouvaient avec moi, eux, se croyaient engagés par la pensée à laquelle ils avaient souscrit. (…) Ils me disaient : « Voyons, Jean, tu sais, ma mère, ma femme, les conditions sociales, je vais être obligé de faire quelque chose qui n’est pas en accord avec ce que jusqu’à présent j’ai promis avec enthousiasme ». Chaque fois je leur répondais ceci : « Les martyrs ne servent absolument à rien ! Je t’engage à faire exactement ce que tu as envie de faire. Le bonheur est valable pour toi tout seul. (…) Moi-même, je ne suis pas certain leur ai-je dit, de faire très exactement ce que j’avais promis de faire. »
Entretiens Jean Amrouche- Jean Giono

« Le 6 septembre au soir il pleuvait. Il pleut toujours sur Manosque lors des grandes catastrophes nationales. »
Pierre Magnan Pour saluer Giono
La caserne Desmichels à Digne (Source Delcampe)

« – Tu sais où est Giono ?
– Non.
– Il est à la caserne Desmichels ! 
Je fus à l’instant inondé d’une joie éclatante. La caserne Desmichels, c’était le centre de mobilisation à Digne. Si Giono y était, c’est qu’il avait accepté d’obéir. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

(…) Le 7 septembre, (…)  je vois apparaître Lucien Jacques qui m’appelle : 
– Tu sais naturellement où se trouve Jean ? me dit-il.
– Oui, Jef me l’a dit.
– Qu’est-ce que tu veux… Il y a a sa femme, ses filles, sa mère. Que pouvait-il faire ?
– Rien d’autre que ce qu’il a fait. (…)
– Je fais face autant que possible. J’essaye de faire comprendre aux camarades qu’il ne pouvait pas agir autrement. Mais c’est difficile. Il a tellement dit, il a tellement écrit…
– Il n’a jamais conseillé à personne de déserter.
– Non, mais les camarades ne comprennent pas ça comme ça. Pour eux, Giono les a trahis.
– Moi je comprends. Il ne pouvait pas agir autrement. Il faut qu’il se garde vivant pour ses livres. Il en a encore à écrire. Y a que ça qui compte.
Alors Lucien a eu un pâle sourire, il m’a tendu la main et il m’a dit :
– Moi c’est aussi comme ça que je le comprends. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Suite à la diffusion d’un tract pacifiste « Paix immédiate », portant son nom et des extraits de ses livres, Giono sera incarcéré en 1939 au fort Saint Nicolas à Marseille et sera libéré début novembre de la même année après un non-lieu. Il est alors démobilisé et  définitivement libéré de ses obligations militaires.

Le fort Saint-Nicolas à l’entrée du vieux port de Marseille
(source internet)

Voici ce qu’explique Louis Lecoin (7) à propos de ce tract : « Au Contadour, on m’a appris que Giono avait été arrêté, ses proches m’ont déclaré « S’il était là, vous savez qu’il signerait » alors j’ai ajouté son nom. » Quand le juge a montré le tract à Giono, celui-ci a dit :  » Non je n’ai pas signé » et il s’est empressé d’ajouter : « Si on me l’avait présenté, je l’aurais signé ».
Source Rencontres Giono 2014 – Giono revient de guerre

« C’est à partir de cette détention et de cette libération que Giono va enfin donner libre cours au torrent qui en même temps l’habite et l’emporte. »
(…) J’affectionnais les séances de cinéma du dimanche après-midi qui me permettaient de remonter à la maison avec Giono à côté de moi. (…) Il ouvrait lui-même la porte, je gravissais l’escalier sur ses talons. Tout allait bien. Et pourtant, ce fut au cours de l’une de ces tranquilles promenades que je reçus au creux de l’estomac le coup fatal qui allait me faire vaciller toute ma vie. 
(…) Soudain, Giono ôta sa pipe de la bouche et il me dit à brûle-pourpoint :
– Tu m’avais pas dit, salaud  ! que tu écrivais ! (…)
– Allez allez ! ajouta-t-il. Demain tu me montes ça et tu me le lis !
Le lendemain, la mort dans l’âme, je remontai donc chez Giono avec mes papiers. » (…)
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

« Il y avait aussi, dans ce fatras, l’histoire d’un homme qui s’appelait Isaïe Ramonce. En l’entendant, Giono ôta sa pipe de la bouche, son œil s’alluma et il me dit :
– Oh mais dis ! C’est un beau nom ça ! (…)
Eh bien tu vois, tu m’écris encore cinq ou six histoires comme ça et ça fait un volume.
Je lui rétorquai en soupirant :
– C’est difficile d’écrire.
Alors je le vois encore, il s’est tourné un peu vers la fenêtre, il a tiré une bouffée de sa pipe qu’il a retirée de sa bouche avec un mince sourire et il m’a dit :
– C’est incommensurablement plus difficile que tu ne le crois.
J’ai tout misé sur cette phrase. Je l’ai prise comme un défi ou comme une gifle. Je souffre encore de cette cuisance. Elle me fustige encore. »

« C’est incommensurablement plus difficile que tu ne le crois. »
« Je lègue cette sentence à tous ceux qui veulent écrire et ne pas tomber dans les oubliettes dès le second livre ; à tous ceux qui veulent écrire et ne pas se retrouver dans le panier à tout lire des brocanteurs et des bouquinistes. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Rendez-vous pour l’épisode 2, 1939-1970…!

Michèle Reymes

Merci à mes amis(es) :

Michèle Ducheny(3), André Lombard et André Poggio pour leur aide précieuse de tous les instants et merci de leurs conseils et de leur patience !! c’est inestimable pour moi…!


(1) André Lombard : Auteur, ami du peintre Serge Fiorio (dont Giono était le cousin) voir le blog d’André sur Serge Fiorio.
(2) André Poggio : Trésorier de l’association des amis de Jean Giono – Auteur.
(3) Michèle Ducheny : Membre du conseil d’administration de l’association des amis de Jean Giono et re-lectrice – auteure de Giono et les peintres.
(4) Maurice Chevaly : Écrivain manosquin, poète , auteur de ‘Giono vivant’, ‘Giono à Manosque’, ‘Le grand livre de la Provence’ (Tomes I,II, III et IV).
(5) Henri Fluchère : Critique littéraire, homme politique et traducteur, il fut maire de Sainte-Tulle (Alpes-de-Haute-Provence) Le théâtre municipal porte son nom, il est fondateur avec Aline Giono de l’association des amis de Jean Giono.
(6) Lucien Jacques : Grand ami de Jean Giono, poète, éditeur, peintre, dessinateur, graveur et danseur.
(7) Louis Lecoin : Pacifiste et anarchiste, syndicaliste révolutionnaire, défenseur de l’objection de conscience. Grand ami de Bernard Clavel.


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