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Serge Fiorio à Taninges…

Merci à André Lombard dont l’aide m’est toujours aussi précieuse…

« …Serge Fiorio dont l’oeuvre peint respire à la même hauteur que l’oeuvre écrit de son cousin Giono. »
Pierre MagnanPour saluer Giono

À Montjustin en 2010…

C’est le 15 septembre 2010 à Montjustin que j’ai rencontré le peintre Serge Fiorio…
Serge, j’en avais entendu parler lors de nos visites au Paraïs à Manosque. Son hospitalité, sa bonhomie, son sens de l’accueil nous avaient été racontés…

À l’entrée de Montjustin, une des premières maisons sur notre gauche, et là une belle surprise nous attend lorsqu’il nous a interpellés depuis la fenêtre de son atelier, proposant son aide. 

Quelle joie encore aujourd’hui la mémoire de cette rencontre hors-normes pour moi… Le voilà devant nous, souriant, proposant de visiter sa maison, ce qui fut fait immédiatement, cet atelier où sans aucun doute beaucoup de ses oeuvres ont vu le jour.

Quelques tableaux, un portrait de Jean Giono trônant en bonne place sur un chevalet, palettes et pinceaux en quantité, c’est un univers enchanteur qui s’offre à nous avec une vue superbe sur le Luberon, comment ne pas être inspiré par de tels paysages.

Comme je lui exposais le but de mon escapade au village, sans hésitation il nous raconta, en vrac, la vie à Montjustin, Lucien Jacques et Jean Giono, sa vie à lui et son grand âge… Il allait avoir 100 ans… (1)

« En m’installant à Montjustin, j’avais la certitude très forte de prendre là un chemin dont je ne dévierai plus. »
Serge Fiorio

Serge nous a quittés début 2011 à la veille de ses 100 ans. Il repose au petit cimetière de Montjustin.
Je dis cimetière mais je devrais dire « jardin », tant cet endroit ne ressemble que de très très loin à un cimetière.

A Taninges, Serge et son cousin Jean Giono

Taninges

Si lors d’un séjour savoyard je suis allée jusqu’à Taninges (Haute-Savoie), c’était pour une bonne raison. 
Retrouver trace du passage de Serge Fiorio, le peintre de Montjustin dont Jean Giono était le cousin.

« Aussitôt démobilisé, papa est revenu au bercail, il a repris son entreprise en main, un chantier ici, un chantier là, chaque fois ou presque, il nous fallait le suivre, déménager. Nous l’avons fait dix ou douze fois avant de nous installer, pour 16 ans, à Taninges, en Haute-Savoie où associé à tonton Ernest, il y exploita une carrière à ciel ouvert. » 
Serge Fioriodans « Habemus Fiorio ! » – André Lombard (La Carde éditeur)
Serge Fiorio et Jean Giono (Source A. Lombard)

Au coeur de la vallée du Giffre, sur la route de Samoëns, Taninges se trouve à la croisée de deux torrents, le Giffre et le Foron.

C’est un gros bourg encadré de montagnes qui mérite qu’on s’y attarde. Le torrent qui le traverse lui donne du caractère,  les abords sont joliment fleuris, le centre ancien et la Chartreuse de Mélan valent le détour. 
Il faut oser s’aventurer, découvrir le charme du centre historique, la place du marché qui semble avoir peu changé au fil des siècles, les ruelles escarpées étroites et sombres, la rue des Arcades, le vieux pont fleuri qui enjambe le Foron. Cet ensemble contribue au charme tranquille de cette commune de Haute-Savoie.

La place du Marché

Nous poursuivons notre balade jusqu’à la Chartreuse de Mélan
Édifice imposant et parfaitement restauré, la Chartreuse semble faite pour ce décor somptueux, c’est un riche patrimoine qui abrite aujourd’hui de belles expositions d’art, on y donne aussi des concerts.
En altitude se trouve la station de ski de Praz-de-lys -Sommand.

Je suis donc partie à la recherche de Serge, recherche plus ou moins fructueuse il faut le dire…
Toutefois à la « Maison du Patrimoine » et à « l’espace Jacquem’Arts » l’accueil fut formidable.
« L’espace Jacquem’Arts » accueille tout au long de l’année de belles expositions d’artistes régionaux et la « Maison du Patrimoine » fait découvrir l’histoire de la commune et la vie sociale du pays au fil des siècles, le tout richement documenté.

Il était une fois …

Après avoir beaucoup cherché et trouvé, voici quelques photos du site de la carrière de pierres exploitée par la famille Fiorio , du moins ce qu’il en reste envahie par la végétation – (Photos été 2021)

Émile et Ernest  Fiorio habitent Taninges depuis 1924, ils sont les fils de Marguerite Fiorio née Giono, soeur du père de Jean Giono. Ils sont à cette époque entrepreneurs de travaux publics.
Serge Fiorio, fils d’Émile, a deux frères Aldo et Ezio, ainsi qu’une soeur aînée prénommée Ida. Il s’installe à son tour à Taninges en 1924 et là je laisse la parole à mon ami André Lombard (1), qui mieux que lui pour dresser le portrait de Serge, lui qui a vécu au plus près de l’artiste. Voici donc ses mots :

« Serge a vécu à Taninges de 1924 à 1940. Mais à partir de 1936, pensant ainsi  avoir plus de temps pour peindre, il n’a plus travaillé à la carrière paternelle où il cassait du caillou. Il s’est installé photographe au village. »
Serge photographe (source André Lombard)

« Je travaillais au chantier de bon coeur. J’avais besoin de sentir que j’avais des muscles, qu’ils pouvaient me permettre la confrontation avec les pénibles travaux physiques. Cela m’a donné beaucoup de force et d’assurance par-delà les grandes et bénéfiques fatigues.
S’allonger le soir, après une journée de dix heures à charger des wagonnets de pierres, et sentir un bien-être à faire rêver, cela me convenait. Le travail en équipe aussi. Travaux de carrier, puis d’entretien et de tracé de routes, ont rempli ma vie pendant dix années. »
Serge Fiorio

Quelques photos des ouvriers carriers prises par Serge à Taninges (Photos A. Lombard)

« Mais il ne gagnait pas sa vie ; de plus les rares bonnes journées de belle lumière, il était obligé de les consacrer, non à peindre comme il le souhaitait, mais à la photographie !
N’empêche, il a fait le portrait de nombreux compagnons ouvriers, et peint à ce moment-là de grands formats comme « Les joueurs de Morra » et la « Cérémonie du cheval » par exemple, qui sont des toiles majeures de ce qu’il est maintenant, selon la judicieuse dénomination inventée par Gérard Allibert,  convenu d’appeler « La période solennelle » de son oeuvre peint. »
André Lombard

« A cette époque des premières années trente, Giono venait chaque été en vacances chez les Fiorio ; Serge lui a alors servi de guide pour de grandes randonnées en montagne et ils ont ainsi beaucoup partagé. »
André Lombard 

Quelques courriers de la main de Jean Giono à Lucien Jacques relatant ses visites à Taninges chez les cousins Fiorio :

Le 19 août 1930 :
« Je pars après-demain pour Taninges Haute-Savoie chez mes cousins Fiorio où m’attendent tous mes cousins et cousines de la Suisse. J’avais une faim terrible de voir ce monde des Giono. Je t’ai dit ce que c’est que l’atmosphère de cette famille. Alors tu comprends. Et puis c’est un peu toute la jeunesse qui est restée là. Et puis tout un tas de choses bien loin ; et ils sont si gentils. »

Le 05 septembre 1931 :
« Mes gionesques cousins, des gars de vingt ans, avec la barbe, et 1m92 de haut et 1m de largeur d’épaules, (il y en a un que j’appelle Jupiter jeune et l’autre Dyonisos). (…) J’irai passé cet hiver, tout l’hiver à Taninges… Mes cousins sont tous les deux terrassiers et Jupiter conduit les camions de l’entreprise. Mon cousin Serge, celui que j’appelle Dyonisos et qui est tellement beau qu’on ne peut y croire, dessine si bien que j’ai promis de le mener un jour à Paris pour lui faire visiter le Louvre. Il y a quelque chose à faire avec ce garçon : souple, intelligent, savant de la bonne science, un sac de sang. »

De gauche à droite, Serge, Jean Giono, Aldo et Ezio (source A. Lombard)

Le 10 août 1932
« Je vous attends, toi, Rose et Hugues pour le 15 août à Taninges. Si vous ne veniez pas, ce serait pour moi un  très gros chagrin.
Route depuis Grenoble :
Montmélian, Albertville, Ugine, Flumet, Mégève, Sallanches, Cluses, Taninges.
La plus belle, la plus ‘routable’, la plus courte. (Chez Émile Fiorio rue des Arcades Taninges). »

Octobre 1933
« Je suis ici avec mes cousins Émile, Ernest, Aldo, Serge et Ezio. Tu dois comprendre quel bien cela me fait mais tu ne peux pas savoir jusqu’à quel point, je me sens comme en transfusion de sang. »
Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, 1930-1961-Cahiers Giono 3, Gallimard 1983

Pendant l’hiver 34, comme d’autres fois auparavant, Serge descendra à Manosque et l’écrivain lui demandera de faire son portrait. Voici ce qu’en dit André Lombard dans son « Habemus Fiorio ! » :

« Pour le moment nous ne sommes qu’en 1934, Serge descend encore une fois innocemment de Taninges « pour passer quelques jours » chez son cousin et rien ne peut laisser présager ce qui l’attend de nouveau sous le ciel magique de Haute-Provence. Il est heureux que ce soit Giono lui-même qui lui ordonne, presque le somme, en fait, de faire son portrait. (…) 
J’ai narré, dans le « Serge Fiorio » des éditions Le Poivre d’Âne, comment Giono en gare de Manosque, lui laissant à peine le temps de descendre du train, de poser son sac, aussitôt l’entreprend.
« Maintenant, tu vas aller plus loin, tu vas faire mon portrait ! » lui dit-il à ce moment-là, sans l’ombre du moindre paternalisme mais quand même, non plus, sans aucun ménagement. Giono est sûr de lui parce que déjà sûr de Serge surtout, en son for intérieur. »
Evidemment, cette invite est un cadeau du ciel, une manne pour le jeune peintre ! Mais personne n’en sait rien encore, personne ne peut vraiment savoir, ni deviner. »
Serge à Manosque au Paraïs en compagnie d’Elise Giono l’épouse de Jean Giono

« Serge se souvenait encore très bien que, tout au long de ce séjour, « pour ne pas déranger l’autre », ils ne s’étaient que très rarement adressé la parole par-dessus la petite largeur du bureau qui alors seulement les séparait. »
Portrait du poète à l’étoile et à la colombe
(source A. Lombard)

« Plus tard, il notera : « Je pense qu’en me commandant son portrait, Giono savait pertinemment que c’était là le chemin le plus direct pour m’ouvrir, toutes grandes, les fenêtres de ma propre liberté d’artiste. »
Oui, c’était là, généreusement le pousser à faire la belle, à sortir de sa chrysalide et à ouvrir grand ses ailes. »
André Lombard – Habemus Fiorio !

Retour à Montjustin…

Je laisse de nouveau la parole à André Lombard :

« Serge a le bon réflexe d’aller s’ouvrir à Giono du rêve, commun à lui et à son frère de s’installer près de lui en Haute-Provence.
Le poète l’aiguille naturellement, mais comme à tout hasard, vers Montjustin où son découvreur et ami Lucien Jacques, poète et aquarelliste de talent, vient d’acquérir une maison et quelques ruines. » (…)
Serge Fiorio et Lucien Jacques à Montjustin devant la maison de Lucien
(source A. Lombard)

« Ici au moins même si nous devons en baver, nous aurons tout ça…! »
Une vue d’exception face à la maison…

« Et tout le ciel qui va avec ! »
«  Je me suis rendu à Montjustin sur le champ ! Lucien Jacques m’y a accueilli et hébergé pendant trois jours. » raconte Serge aujourd’hui.
« Après il remontera à Taninges faire part à Aldo de son enthousiasme pour ce village quasi abandonné. (…) Ils y reviennent ensemble dès qu’ils le peuvent. 
Sitôt devant les lignes bien orchestrées de la montagne de Lure et de ses contreforts, devant le Luberon animal, devant les Alpes pures sous un ciel de crystal, Aldo s’exclame, soulignant ses paroles d’un large geste du bras et de la main ouverte :
« Ici au moins, même si nous devons en baver, nous aurons tout ça ! » 
André Lombard Pour saluer Fiorio – (La Carde éditeur)
La maison de Serge et celle de Lucien en entrant dans le village…
( l’atelier de Serge à l’étage, les deux fenêtres de face et celle du côté rue)

Une rétrospective de l’oeuvre de Serge s’est tenue à Taninges en 1983. Une trentaine de toiles choisies dans la bonne soixantaine d’années de travail alors écoulées furent présentées dans les salons de la mairie, constituant la toute première rétrospective Serge Fiorio.

Michèle Reymes

(1) André Lombard : Auteur : http://sergefiorio.canalblog.com/

À la maison du patrimoine de Taninges…
Un des livres d’André, « Pour saluer Fiorio »
est en bonne place sur le présentoir !
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Jean Giono en amitié, Pierre Magnan

« Pour saluer Giono »… Épisode 2 (1939-1970)

« Peu d’écrivains ont autant célébré Giono que Magnan. Toute l’œuvre de Pierre Magnan compose un magnifique hommage à un écrivain qu’il n’a cessé d’admirer. » 
(Dictionnaire Giono – Classiques Garnier)

Pierre Magnan (Source internet)

Pour Michèle et les deux André(s)… Ils se reconnaîtront …

Quand Pierre Magnan parle de sa rencontre avec Thyde Monnier (1) avec laquelle il entretiendra par la suite une relation soutenue…

Thyde Monnier (collection personnelle André Lombard)

« C’est Giono, durant l’été 1939, qui me présente à Thyde Monnier. Tout de suite elle lui demande : il veut écrire ? Et Giono répond : Non. Il veut juste se cultiver.
Elle habite l’hôtel Pascal pour l’été. Elle m’écrit durant l’automne pour me demander de lui trouver quelque chose à louer car elle veut quitter Bandol. Elle le trouvera finalement toute seule et viendra s’installer à Manosque. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
L’hôtel Pascal sur le bd de la Plaine à Manosque (source Delcampe)

« En ces années, quoi qu’on en ait dit, Giono est à nous seuls. Nous, les jeunes Manosquins qui ne le lâcheront jamais, ne varieront jamais dans notre enthousiasme croissant et le besoin que nous avons de le lire. » 
« C’est que en 1942 le reflux des pacifistes sera total. On ne nous opposera plus sa porte, aucun ami présent en visite. (…) Il sera seul, disponible, à la merci de notre amitié.
(..) j’ignore si le bruyant ballet de notre insouciance (c’était le temps où nous étions toujours agglomérés par huit ou dix, tant filles que garçons) était capable de tirer Giono hors des cuisants souvenirs que lui laissait le récent passé, mais il est de fait qu’il recherchait notre compagnie et ne se trouvait jamais déplacé parmi nous. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

En novembre 1942 Pierre Magnan se doit de rejoindre les « chantiers de jeunesse » (2) au Lavandou :

« Mais ce jour du 10 novembre 1942 où je vais faire mes adieux à Giono, je n’ai pas le cœur à ironiser. Je ne la mène pas large. Je vais perdre à la fois Manosque, pour la première fois, Giono et Thyde Monnier. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
Blason des chantiers de jeunesse Provence

« J’atteindrai le premier la porte du camp. Il s’agit, bornant le passage, d’une légère claie verticale en fragiles roseaux. Comme sommant un arc de triomphe, une banderole en contreplaqué est accrochée entre deux poteaux fragiles. (…) Sur cette surface vert forestier est inscrite en lettres dorées qui commencent à passer la devise du camp : « Tu serviras ». »
Pierre Magnan – Un monstre sacré

Bien que Jean Giono lui ait laissé espérer une réforme dans les deux jours qui suivaient, Pierre Magnan passera bel et bien ces huit mois au Lavandou. Après avoir refusé d’aller en Allemagne il séjournera dans un camp disciplinaire de Nyons dans la Drôme d’où il s’évadera et il ne rentrera à Manoque que le 13 octobre 1944. 

« Il ne me souvient ni du parcours ni de la manière dont je gagnai le camp éloigné de quelques kilomètres de la gare de Nyons. »
Pierre Magnan – un monstre sacré

« Du camp disciplinaire de Nyons où l’on m’avait muté pour insoumission après m’avoir dégradé, je me suis évadé en peine nuit. »

« J’ouvris la porte sur la nuit. Je n’étais plus qu’un homme libre qui avait choisi son destin. J’enfourchai la bécane. (…) Je m’élançai comme un coureur, léger, aérien, la conscience tranquille. Une bouffée de bonheur me monta à la tête et je fus soudain armé d’un sourire qui ne me quitta plus jusqu’à Montélimar. »
Pierre Magnan – un monstre sacré
La gare de Montélimar – collection personnelle

Il arrive à la gare de Montélimar où l’attend Thyde Monnier.

« Il y avait sur un banc de jardin qu’un seul personnage assis et qui m’attendait. C’était Thyde Monnier, ma Nounoune comme je l’appelais. »
Pierre Magnan – un monstre sacré

Pour échapper à la Gestapo ils se réfugient à Saint-Pierre d’Allevard. Thyde y connait un instituteur, Monsieur Dalet, ils y resteront de juin 43 à octobre 44, Pierre y écrira « L’Aube insolite. » (3)

Saint-Pierre d’Allevard – (source Delcampe)

« Il a compris dès les premières paroles. Il s’écrie :
– Il se planque ? Mais vous n’avez pas besoin d’expliquer ! Ici tout le monde se planque. » (…) Séance tenante, après le repas, Dalet nous conduit à l’hôtel Biboud, le seul du pays. »
Pierre Magnan – un monstre sacré

« Le 13 octobre 1944, je rentre à Manosque toute honte bue, c’est-à-dire : je suis ce parfait personnage de Giono qui a réussi. J’ai refusé d’aller en Allemagne. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

C’est à ce moment, en septembre 1944, que Jean Giono, accusé injustement de collaboration (un prétexte pour le protéger) est emprisonné à Digne, puis transféré à sa demande à Saint-Vincent-les-Forts dans une ancienne caserne qui sert à l’époque de prison. Il y restera jusqu’au 31 janvier 1945.
Entre temps, Pierre Magnan aura publié son premier roman « L’Aube insolite » et rentrera à Manosque, contrat en poche pour l’écriture de 3 autres livres…

« Giono est rentré à Manosque. Je vais le voir. À lui non plus je ne raconte rien, je ne parle pas du contrat, je ne parle pas non plus de ‘L’Aube insolite’. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Pas très glorieuse cette époque à Manosque, la rumeur (« sport numéro 1 à Manosque » selon Pierre Magnan) qu’ont laissée courir certains Manosquins amis et certains intellectuels parisiens du Comité National des Écrivains (4) avec à leur tête Louis Aragon, accusant Jean Giono de collaborationniste, antisémite, fasciste, le traînant dans la boue… est proprement scandaleuse et c’est faire fi de tout ce qu’a pu faire, écrire et dire l’écrivain pour aider son prochain pendant cette guerre. Le reniement dont il a souffert (Giono fut interdit de publication pendant cinq ans) n’inspire que du dégoût, mais le mal est fait et persiste encore aujourd’hui dans certains esprits qui parlent à « tort et à travers »… Même si la ville de Manosque s’est largement rattrapée depuis.

« Je ne m’enorgueillis pas de grand-chose dans ma vie sauf d’avoir été le seul (…) avec son compagnon de tranchée Ludovic Eyriès à oser venir frapper à la porte de Giono. »

« Pour être avec Giono, le proclamer, entre novembre 45 et juin 46, il fallait partager son humiliation et son abaissement. »

« Aragon et le CNE, Manosque et ses envieux, le reniement de ses amis de toujours, desquels il aura la faiblesse d’oublier un jour les offenses. »
Pierre Magnan – Un monstre sacré

Le 20 janvier 1946, Jean Giono enterre sa maman Pauline, Pierre Magnan l’accompagne dans ce douloureux moment.

Jean Giono et sa Maman dans le petit sentier du Paraïs
(Photo association des amis de Jean Giono)

« J’ai dit qu’à l’enterrement de sa mère, il n’y avait pas assez d’amis pour descendre le cercueil par les dix marches qui conduisaient au seuil de notre église. »
Pierre Magnan – Un monstre sacré

« Alors Giono s’emparera de la quatrième poignée et tous les quatre nous remonterons la « Pauline Jean » jusqu’au corbillard. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
L’église Saint-Sauveur à Manosque

« Où sont-ils les compagnons chaleureux et tutoyants qui tant l’encensèrent en ses jeunes années ? (…) Oui, je sais, je suis injuste : certains étant morts étaient bien empêchés d’y être ? Plusieurs aussi se pardonnèrent facilement leur absence. Certains ne le surent pas ou trop tard. Certains étaient en conférence ou en congrès. Certains avaient ce jour-là un comité de lecture.
Mais qui ? Tous ? »

« Je vis Giono devant moi qui regagnait seul sa maison. »

« Je ne crois pas que Giono ait jamais tenu ma richesse intérieure en grande estime ni même qu’il se fût jamais avisé qu’elle existât. J’en ai parfaitement conscience en janvier 1946. Je suis écrasé par la tâche que je m’assigne : je sais que je ne fais pas le poids.  Je pense à Lucien, je pense à Berthoumieu, je pense à Jean Vachier, à Hélène Laguerre, à Fluchère, à Jean Paulhan (5), à tant d’autres. Pourquoi ne sont-ils pas ici ? C’est le moment, il a besoin d’eux. »

« Sur la route où il est seul, je le rejoins, je m’installe à ses côtés, je marche à son pas. Je ne dis rien. Un instinct infaillible m’avertit que je ne dois ni prononcer une parole de consolation ni lui tendre la main. 
Je suis là et je marche c’est tout. »

« Ce fut seulement quelque cent pas avant le Paraïs que Giono ôta sa pipe de la bouche pour me dire :
– Regarde comme c’est curieux, j’étais justement en train d’écrire la mort de la grand-mère dans le livre que j’ai commencé. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Je tenais absolument à retracer ici ce chapitre qui me touche. Mon ami André Poggio m’a dit : « Pierre Magnan n’a besoin d’aucun effort pour suivre Giono, dans l’ombre. Il se laisse porter… » C’est tout à fait vrai, mais Giono à cet instant de sa vie se satisfait de cette relation amicale et de la présence de Pierre (devenu adulte) à ses côtés,  « Giono c’est un homme qui accueille, qui met à l’aise, qui donne de l’importance à celui qui n’en a pas. » Doit-on penser pour autant que dans ce cas présent cette « amitié » n’était pas sincère ou bien qu’elle était à sens unique ?  Je ne le crois pas… Que ceux qui savent me contredisent ! 

« Pour moi c’est la période de ma vie où Giono va être le plus proche de moi. (…) Il est toujours seul. Sauf son travail, il n’a rien à faire, à part de me parler. Il est en train d’écrire « Mort d’un personnage. »(6)
(…) C’est pendant cette période où nous sommes en tête-à-tête tous les soirs qu’il m’apprendra le plus de choses sur le métier d’écrivain, qu’il m’apprendra l’exigence suprême : tout sacrifier à ce que l’on veut faire et surtout ce à quoi on tient le plus. »

« Sur ces entrefaites un matin de février, le facteur me dépose sur les bras, contre signature, un paquet de trois kilos. Ce sont vingt-cinq exemplaires de « L’Aube insolite » (…)
Le dilemme c’est Giono. Mon premier mouvement m’incite à lui taire cette sortie mais je réfléchis qu’il saura tôt ou tard. Un soir je me décide et je lui apporte timidement le volume. J’ai honte, je suis bien conscient qu’au moment où lui, est interdit de publication, moi j’arrive là avec un livre fraîchement imprimé (…)
Giono feint l’enthousiasme. Il me conseille d’envoyer un exemplaire à son ami Maxime Girieud (7) et à Lucien Jacques (8), le premier ne m’accusera jamais réception et le second m’écrira un mot rapide ainsi conçu et par retour courrier : « Mon vieux Pierre, j’ai bien reçu « L’Aube insolite » et je te suis reconnaissant d’avoir bien voulu me l’envoyer. Il me tarde de faire un plongeon dedans ». Je n’en entendrai jamais plus parler. »
(…) Giono de même, d’ailleurs, tout en me recommandant de l’envoyer à tel ou tel, ne m’encouragea ni me blâma.(…) Les Manosquins rencontrés, (…) Ils sont les amis de Giono, ils ont reçu sa confidence à mon sujet, elle finira par parvenir jusqu’à moi, à l’aide de quelque bonne âme. Il a relevé dans « L’ Aube insolite » nombre d’invraisemblances qui l’ont fait sourire. À part ça, il est toute indulgence. Voilà ce qu’il ne me dira jamais. »
Pierre Magnan – Un monstre sacré

En 1951, Pierre Magnan s’exile à Nice puis en région parisienne et travaille aux entrepôts frigorifiques « STEF », il ne reviendra à Manosque que vingt-cinq ans plus tard.

(…) « Je reverrai Giono deux fois encore. La première c’était en 1961 ou 62. Je lui proposai de l’amener, si cela lui faisait plaisir, faire un tour en voiture, revoir un peu ces pays que peut-être il trouverait pacifiés maintenant que le souvenir était loin. 
– Moi, tu sais, me dit-il, maintenant, je suis devenu un homme de cabinet. (9)
Cette expression (…) me fit mal à entendre dans la bouche de cet homme que j’avais connu le profil coupant le vent, humant le grand air des plateaux qu’il parcourait à grandes enjambées et ayant des certitudes absolues sur les beautés du monde et pensant alors s’y fondre en une dévotion éperdue. »
« Le profil coupant le vent, humant
le grand air des plateaux… »

« Le dernier geste qui eut lieu entre nous, un jour où déjà la souffrance était entrée en lui pour le désenchanter, ce fut de ma part de lui demander :
– Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ?
– Ça ! me dit-il.
Et de sa part à lui de me tendre un petit livre d’à peine deux cent pages.
– Lis ça. C’est lumineux !
C’était le livre de Gaston Bouthoul (10) : « Deux cent millions de morts » qui lui était dédicacé. Ce livre je ne lui ai jamais rendu.
Mais Giono était absent de Gaston Bouthoul, de la philosophie de la guerre et du monde réel. Ma présence pour lui était sans importance.
Un jour en 1949, il m’avait dit :
– J’ai vu Gide, mais je n’ai pas pu beaucoup lui parler. Il était déjà occupé par la grande affaire de sa mort. »
Pierre Magnan Pour saluer Giono

« C’était une occupation de ce genre qui isolait Giono la dernière fois où je le vis. » 
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
La bibliothèque du Paraïs
(source – Les promenades de Jean Giono)

« Ici dépose sa canne le Giono promeneur. Il a enfermé dans son œuvre tout un pays irréel qui parle à l’âme plus que s’il n’existait. Il a enfermé des personnages qui continuent à vivre en nous… (…) Pénétrer dans un livre et oublier le monde sera toujours un acte solitaire, un acte individualiste, un acte élitiste. Et ce ne sera jamais partagé par tous, donné à tous. » 
« À plus forte raison pour Giono, mais celui qui ira se promener dans cet univers tout entier inventé – rendu possible et fraternel par le seul pouvoir de l’écriture – en sortira lavé des souillures, armé d’une nouvelle énergie et surtout consolé. Le pouvoir consolateur de l’œuvre de Giono aura fait ses preuves dans ce siècle même. Elle ne le perdra jamais. »
Pierre Magnan – Les promenades de Jean Giono

Je terminerai cet article par un extrait du joli texte qu’a publié, en écho au mien, mon ami André Lombard sur son blog et dont voici le lien : http://sergefiorio.canalblog.com/archives/2016/11/08/33674865.html

« J’aime penser que Giono « savait », en subtil sourcier qu’il était jusqu’aux tréfonds des moelles, que Magnan écrirait tout cela un jour ou l’autre à partir de la chronique « enregistrée » de leur relation. Magnan disant lui-même que sa mémoire est infaillible, Giono, à coup sûr, le sachant et lui faisant dès lors confiance à ce sujet sur tous les plans. Et j’aime penser aussi qu’en se taisant, Giono laissait généreusement à son cadet tout le loisir, la place tout entière, lui cédant en même temps la primeur et l’exclusivité de ce récit. Ce qui est là, peut-être bien, des années à l’avance, un signe de reconnaissance et me rappelle la parole de Giono, en 34, envers Serge descendant du train et posant le pied en gare de Manosque, c’est-à-dire à brûle-pourpoint :  Maintenant tu vas aller plus loin, tu vas faire mon portrait ! C’est différent, mais peut-être semblable : ainsi agissait plus qu’amicalement Giono avec certains jeunes tempéraments, les éclairant à eux-mêmes en poète, de l’intérieur. »
André Lombard – Sergefiorio.canalblog 
Entretien Pierre Magnan – André Poggio en 2007 à Séderon (Photo l’Essaillon)
Voir la retranscription de l’entretien de Pierre Magnan et André Poggio sur le lien L’Essaillon

Michèle Reymes

(1) Thyde Monnier : 1887-1967  Ecrivaine féministe de son vrai nom Mathilde Monnier.
(2) Chantier de la jeunesse : Organisation paramilitaire française de 1940 à 1944 – Lieu de formation et d’encadrement de la jeunesse.française.
(3) L’Aube insolite : Premier roman de Pierre Magnan – publié en 1945 chez Julliard / réédition 1998 chez Denoël.
(4) Comité national des écrivains CNE : Organisme d’obédience communiste camouflée où régnait Louis Aragon qui ne pardonnait pas son génie à Jean Giono.
(5) Contadouriens de la première heure.
(6) Mort d’un personnage : Le plus petit roman de Jean Giono racontant la vieillesse de Pauline de Théus  (L’héroïne du « Hussard »),  largement inspiré de la mère de l’écrivain – 1949 – Grasset.
(7) et (8)Maxime Girieud : Professeur et écrivain, ami de Lucien Jacques. Lucien Jacques : Ami de Giono.
(9) Un homme de cabinet : Homme que sa profession oblige à travailler dans le cabinet – on le dit aussi d’un homme que ses aptitudes rendent surtout utile dans le conseil.
(10) Gaston Bouthoul : De son vrai non Gaston Bouthboul sociologue français – Spécialiste du phénomène de la guerre.

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Jean Giono en Amitié, Pierre Magnan

« Pour saluer Giono »… Épisode 1 (1937-1939)

Pierre Magnan (photo internet)

« Moi : C’est difficile d’écrire.
Lui : C’est incommensurablement plus difficile que tu ne l’imagines… »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Pour Michèle et les deux André(s)… Ils se reconnaîtront …

J’ai beaucoup hésité avant d’écrire cet article, confrontée à toutes sortes de dilemmes obscurs. Tout d’abord en quête d’une photo montrant les deux écrivains ensemble, d’un écrit, quelques mots de la main de Giono pour en quelque sorte  justifier et prouver que cette « amitié » avait un sens… 

Hélas mes recherches ont été vaines et aucun de mes amis gioniens n’a pu répondre à mes requêtes malgré leurs recherches. Alors même si je me trompe sur cette « amitié » – j’ai lu que Jean Giono « n’avait besoin de personne » comme le disait, paraît-il son épouse – je me lance et resterai sur ce que m’a dit  André Lombard (1) : « C’est dans l’absolu qu’il n’avait besoin de personne, pas en réalité. »

Cette analyse me convient parfaitement, si le terme « amitié » est dans le cas présent quelque peu galvaudé et si comme le dit à juste titre André Poggio (2) : « Lorsque en 1937 Giono a 40 ans et Magnan 15 ans tout juste, c’est un élément qui fait penser qu’il est difficile de parler d’amitié – la contrepartie de Giono à l’admiration que lui porte Magnan, c’est une attitude de conseilleur envers un adolescent – mais un jour Pierre Magnan a reçu un choc qui dépasse toute sa volonté de néant : ce choc s’appelle Giono ! » 
Je demeure de mon côté convaincue que, dans une période difficile pour Jean Giono, cette « amitié » a eu le mérite d’exister et je rejoins l’avis d’André Lombard : « Comment désigner ce qui a eu lieu entre le jeune Magnan et Giono ? Amitié convient à mes yeux quelle que soit la différence d’âge, ce n’est pas grave si les avis divergent, au contraire cela peut être fructueux ! »

Un témoignage si attachant…

« Je ne connais guère d’exemples où un écrivain joua un aussi grand rôle dans la vie et dans l’oeuvre de l’autre » 
Gérard Allibert

Pierre Magnan est né à Manosque le 19 septembre 1922.
Il rencontre Jean Giono en 1937, il travaille comme apprenti typographe dans une imprimerie manosquine, il a 15 ans et est alors le plus jeune Contadourien de la bande, c’est en compagnie de son ami Jef Scaniglia qu’il essaie d’obtenir de « Jean Le Bleu » le texte que celui-ci leur a promis en préface du petit journal pacifiste et littéraire « Au devant de la vie » que les deux amis en compagnie de Maurice Chevaly (4) (le troisième larron), s’efforcent de publier à Manosque. 
Source internet

« Au moins d’août 1937, mon ami Jef Scaniglia qui a dix-sept ans, deux de plus que moi, décide de fonder un journal et de l’appeler « Au devant de la vie. » (…) C’est alors que Jef me dit : 
– Il faudrait qu’on aille demander un article à Giono ?
– Tu le connais Giono ?
– Non.
C’est faux, Giono nous le voyons tous les jours déambuler par Manosque, allant à la poste ou s’installant au café-glacier. » 
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Visite au Paraïs

Première rencontre et première visite au Paraïs pour essayer d’obtenir un article : 

« C’était alors une belle porte probablement choisie avec amour (…) Quand elle s’ouvre, il y a une jeune femme brune au beau sourire derrière, c’est Madame Giono. (…)
– Vous voulez voir Jean ? Montez ! Et dans la cage d’escalier, elle appela :
– Jean, tu as du monde ! 
Le monde c’est nous ! (…)
On nous crie d’entrer. Giono est devant nous, il est assis. Il porte une robe de chambre écossaise à dominante verte. C’est la première fois de ma vie que je vois une robe de chambre. (…)
– Alors, vous allez faire un journal ? C’est très épatant ça ! dit Giono. Un journal de jeunes à Manosque ! Ça m’intéresse prodigieusement ! 
Je ne mens pas. Pourquoi mentirais-je à mon âge ? (…) Ces deux termes, très épatant et prodigieux, seront les deux adjectifs préférés de Giono tout le temps qu’il aura la passion de sauver et que sa joie demeurera. »
« – Oui, dit Jef, et ce sera un journal pacifiste. C’est pour ça que nous avons pensé que si vous vouliez bien nous donner un article…
– Mais naturellement, tout ce que vous voudrez ! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

– « Allez ! dit-il. Je vous invite au Contadour. Vous resterez le temps que vous voudrez. » (…)
– « Habillez-vous chaudement et soyez à la Saunerie samedi vers onze heures, nous partons par la patache de Banon! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

L’arrivée au Contadour

« Je descends. Je prends le Ventoux en pleine figure. Il est là-bas, à soixante kilomètres d’ici, mais il est seul, on ne voit que lui. (…) Un chemin qui n’est qu’une draille monte là-haut encore pendant cent mètres jusqu’à une tour de pierraille circulaire qu’on me dira être un ancien moulin. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
« Une tour de pierraille circulaire
qu’on me dira être un ancien moulin. »

« Je dépasse la maison et alors je vois l’arbre. L’arbre, le seul (…) C’est un hêtre local qu’ils appellent « fayard ». (…) Pour en trouver de semblables, très rares, il faut monter haut dans les Fraches, où il y en a trois pour rappeler la forêt de jadis. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
Le Fayard sur le plateau des Fraches (celui du film le Hussard sur le toit)

« Jean, dit Lucien, va vous lire un chapitre de « Batailles dans la montagne » qui vient de paraître.
(…) Pour la première fois, j’entends un livre que j’ai envie de lire. Je m’apprivoise à la respiration créatrice de Giono.
(…) Est-ce que je suis comblé ? Non. Une sourde inquiétude me point à travers mon ébahissement.
C’est que je viens de prendre conscience que le monde qui ici encercle Giono est un monde d’intellectuels… »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

« (…) C’est aussi une sourde inquiétude, parce que, au Contadour, quand Giono, Lucien ou Fluchère (5) ne nous font pas la lecture, la grosse question est de savoir ce que l’on fera en cas de guerre.
(…) J’ai dès l’abord l’impression que Giono n’est pas maître du jeu, que ceux qui le cernent de leur sollicitude, plutôt qu’ils ne l’entourent, essaient de canaliser son horreur de la guerre vers une idéologie qui préalablement les habite. »

« Quand je descends du Contadour au début septembre 1937, pour moi les dimensions du monde connu ont décuplé.
(…) Je retrouve le cinéma où je verrai tant de navets ainsi d’ailleurs que Giono qui les avale aussi.
(…) C’est pour la première fois à la fin d’une matinée que je prends sur moi de l’accompagner jusque chez lui. Je me souviens, c’est l’automne et c’est la nuit. Sauf « Batailles dans la montagne » dont il a fait la lecture au Contadour et sauf « Accompagnés de la flûte » dit par Lucien Jacques (6), je n’ai toujours rien lu de lui. Je lui demande timidement :
– Vous ne pourriez pas me prêter quelques livres ?
– Mais naturellement, mon vieux Pierre ! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono


« Je marche à côté de Giono. Le roi n’est pas mon cousin »

(Source Patrimoine manosquin)

« Ce parcours depuis le boulevard de la plaine jusqu’à la maison de Giono que je fais ce soir d’automne pour la première fois en sa compagnie, c’est peut-être le chemin de ma vie qui sera le plus chargé de signification. Tout mon destin s’y inscrit en filigrane, y prend forme, ma personnalité, jusque-là inexistante, commence à vivoter doucement. Je marche à côté de Giono. Le roi n’est pas mon cousin. »

« Pendant cette année-là et les suivantes, Giono me prêta chaque semaine cinq ou six livres. (…)
– Tiens ! Voilà le dernier du père Gide ! Régale-t’en ! Et surtout coupe bien les pages avec un coupe-papier ! Attends ! je vais t’en donner un parce que tu n’en as probablement pas ! Toute sa vie, Giono aura la religion du volume soigneusement conservé. »

« Parfois, au lieu de me lire « le poids du ciel », il allait chercher son Gramophone sous la table de nuit de la chambre obscure, à côté du bureau où il l’entreposait.
– Attends ! me disait-il. On va se faire un peu de musique. (…)
Il m’installait dans le fauteuil. Il remontait avec précaution le ressort du vieux Gramophone fatigué qui avait tant servi. Il bourrait sa pipe.
– Tu vas voir ! On va être comme des papes tous les deux ! » (…)

« Je descendais vers sept heures et demie de chez Giono d’où m’avait chassé le :
– Jean ! A la soupe ! »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Le drame de la déclaration de guerre 

« L’accentuation pacifiste du mouvement contadourien se précisait de plus en plus. Giono à chaque instant prenait des positions de plus en plus aventurées.
Mais le leitmotiv de tous les contadouriens c’est qu’il n’y aura pas la guerre. (…)
Je sais, comme mon père sait, comme les quatre mille habitants de Manosque savent, que la guerre est là, qu’elle arrive, qu’elle est inévitable. (…)
Je le sens fragile, vulnérable, mal embarqué. Je tremble pour lui. »
Pierre Magnan Pour saluer Giono

En ces journées du 1er au 6 septembre 1939, Jean Giono ayant proclamé depuis plusieurs années son intention de ne pas obéir à l’ordre de mobilisation, finit pourtant par s’y résigner et rejoint son affectation à Digne où il occupe, sous l’uniforme, le poste de secrétaire au bureau de recrutement . (Source – entretiens Jean Amrouche- Jean Giono).

« On a interprété des positions qu’on ne connaissait même pas ! On a interprété une légende sur ces positions. On a donné à mes gestes des mesures qu’ils n’avaient pas du tout ! (…) Je me suis conduit de façon à être en accord avec moi-même. (…) Les gens qui se trouvaient avec moi, eux, se croyaient engagés par la pensée à laquelle ils avaient souscrit. (…) Ils me disaient : « Voyons, Jean, tu sais, ma mère, ma femme, les conditions sociales, je vais être obligé de faire quelque chose qui n’est pas en accord avec ce que jusqu’à présent j’ai promis avec enthousiasme ». Chaque fois je leur répondais ceci : « Les martyrs ne servent absolument à rien ! Je t’engage à faire exactement ce que tu as envie de faire. Le bonheur est valable pour toi tout seul. (…) Moi-même, je ne suis pas certain leur ai-je dit, de faire très exactement ce que j’avais promis de faire. »
Entretiens Jean Amrouche- Jean Giono

« Le 6 septembre au soir il pleuvait. Il pleut toujours sur Manosque lors des grandes catastrophes nationales. »
Pierre Magnan Pour saluer Giono
La caserne Desmichels à Digne (Source Delcampe)

« – Tu sais où est Giono ?
– Non.
– Il est à la caserne Desmichels ! 
Je fus à l’instant inondé d’une joie éclatante. La caserne Desmichels, c’était le centre de mobilisation à Digne. Si Giono y était, c’est qu’il avait accepté d’obéir. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

(…) Le 7 septembre, (…)  je vois apparaître Lucien Jacques qui m’appelle : 
– Tu sais naturellement où se trouve Jean ? me dit-il.
– Oui, Jef me l’a dit.
– Qu’est-ce que tu veux… Il y a a sa femme, ses filles, sa mère. Que pouvait-il faire ?
– Rien d’autre que ce qu’il a fait. (…)
– Je fais face autant que possible. J’essaye de faire comprendre aux camarades qu’il ne pouvait pas agir autrement. Mais c’est difficile. Il a tellement dit, il a tellement écrit…
– Il n’a jamais conseillé à personne de déserter.
– Non, mais les camarades ne comprennent pas ça comme ça. Pour eux, Giono les a trahis.
– Moi je comprends. Il ne pouvait pas agir autrement. Il faut qu’il se garde vivant pour ses livres. Il en a encore à écrire. Y a que ça qui compte.
Alors Lucien a eu un pâle sourire, il m’a tendu la main et il m’a dit :
– Moi c’est aussi comme ça que je le comprends. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Suite à la diffusion d’un tract pacifiste « Paix immédiate », portant son nom et des extraits de ses livres, Giono sera incarcéré en 1939 au fort Saint Nicolas à Marseille et sera libéré début novembre de la même année après un non-lieu. Il est alors démobilisé et  définitivement libéré de ses obligations militaires.

Le fort Saint-Nicolas à l’entrée du vieux port de Marseille
(source internet)

Voici ce qu’explique Louis Lecoin (7) à propos de ce tract : « Au Contadour, on m’a appris que Giono avait été arrêté, ses proches m’ont déclaré « S’il était là, vous savez qu’il signerait » alors j’ai ajouté son nom. » Quand le juge a montré le tract à Giono, celui-ci a dit :  » Non je n’ai pas signé » et il s’est empressé d’ajouter : « Si on me l’avait présenté, je l’aurais signé ».
Source Rencontres Giono 2014 – Giono revient de guerre

« C’est à partir de cette détention et de cette libération que Giono va enfin donner libre cours au torrent qui en même temps l’habite et l’emporte. »
(…) J’affectionnais les séances de cinéma du dimanche après-midi qui me permettaient de remonter à la maison avec Giono à côté de moi. (…) Il ouvrait lui-même la porte, je gravissais l’escalier sur ses talons. Tout allait bien. Et pourtant, ce fut au cours de l’une de ces tranquilles promenades que je reçus au creux de l’estomac le coup fatal qui allait me faire vaciller toute ma vie. 
(…) Soudain, Giono ôta sa pipe de la bouche et il me dit à brûle-pourpoint :
– Tu m’avais pas dit, salaud  ! que tu écrivais ! (…)
– Allez allez ! ajouta-t-il. Demain tu me montes ça et tu me le lis !
Le lendemain, la mort dans l’âme, je remontai donc chez Giono avec mes papiers. » (…)
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

« Il y avait aussi, dans ce fatras, l’histoire d’un homme qui s’appelait Isaïe Ramonce. En l’entendant, Giono ôta sa pipe de la bouche, son œil s’alluma et il me dit :
– Oh mais dis ! C’est un beau nom ça ! (…)
Eh bien tu vois, tu m’écris encore cinq ou six histoires comme ça et ça fait un volume.
Je lui rétorquai en soupirant :
– C’est difficile d’écrire.
Alors je le vois encore, il s’est tourné un peu vers la fenêtre, il a tiré une bouffée de sa pipe qu’il a retirée de sa bouche avec un mince sourire et il m’a dit :
– C’est incommensurablement plus difficile que tu ne le crois.
J’ai tout misé sur cette phrase. Je l’ai prise comme un défi ou comme une gifle. Je souffre encore de cette cuisance. Elle me fustige encore. »

« C’est incommensurablement plus difficile que tu ne le crois. »
« Je lègue cette sentence à tous ceux qui veulent écrire et ne pas tomber dans les oubliettes dès le second livre ; à tous ceux qui veulent écrire et ne pas se retrouver dans le panier à tout lire des brocanteurs et des bouquinistes. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono

Rendez-vous pour l’épisode 2, 1939-1970…!

Michèle Reymes

Merci à mes amis(es) :

Michèle Ducheny(3), André Lombard et André Poggio pour leur aide précieuse de tous les instants et merci de leurs conseils et de leur patience !! c’est inestimable pour moi…!


(1) André Lombard : Auteur, ami du peintre Serge Fiorio (dont Giono était le cousin) voir le blog d’André sur Serge Fiorio.
(2) André Poggio : Trésorier de l’association des amis de Jean Giono – Auteur.
(3) Michèle Ducheny : Membre du conseil d’administration de l’association des amis de Jean Giono et re-lectrice – auteure de Giono et les peintres.
(4) Maurice Chevaly : Écrivain manosquin, poète , auteur de ‘Giono vivant’, ‘Giono à Manosque’, ‘Le grand livre de la Provence’ (Tomes I,II, III et IV).
(5) Henri Fluchère : Critique littéraire, homme politique et traducteur, il fut maire de Sainte-Tulle (Alpes-de-Haute-Provence) Le théâtre municipal porte son nom, il est fondateur avec Aline Giono de l’association des amis de Jean Giono.
(6) Lucien Jacques : Grand ami de Jean Giono, poète, éditeur, peintre, dessinateur, graveur et danseur.
(7) Louis Lecoin : Pacifiste et anarchiste, syndicaliste révolutionnaire, défenseur de l’objection de conscience. Grand ami de Bernard Clavel.